Lettre ouverte à Annie Lacroix-Riz

Publié le 10 Juin 2013

Lettre ouverte à Annie Lacroix-Riz

 

Madame,

Militant-e-s communistes, nous avons suivi avec attention vos écrits, vos prises de positions, et le travail que vous avez fourni, tant de manière politique que dans le cadre de votre travail en Histoire. Certes nous reconnaissons que ce travail scientifique a apporté beaucoup de choses à l'analyse de l'héritage du mouvement communiste, cependant des points doivent impérativement être clarifiés.  Aujourd'hui, les réactions d'hostilité que suscitent vos conférences chez beaucoup de militant-e-s antifascistes sincères - et le soutien public que vous accordent toutes sorte d'idéologues fascistes et réactionnaires qui cherchent à enrôler votre nom à leur combat douteux nous obligent à vous écrire publiquement, dans une volonté de clarification.

 

Nous faisons partie de ceux, qui ont apprécié vos livres, la lutte sur le terrain historique que vous avez mené face à l'anticommunisme et à la réaction, dans des conditions difficiles. Nous avons apprécié votre combat pour faire reconnaître la réalité massive de la collaboration économique pendant la seconde guerre mondiale, ainsi que l'existence d'une cinquième colonne, issue du sommet de la bourgeoisie, qui a agi pour l'instauration du fascisme en France depuis les années 1920 jusqu'en 1940. Nous avons apprécié votre combat contre les mensonges anticommunistes. Votre contribution, hautement documentée et argumentée, n'a jamais pu être combattue par l'ennemi sur le terrain du débat de fond, celui-ci préférant agir par le silence et par la calomnie.

 

Néanmoins, votre analyse historique du phénomène fasciste est pour nous entachée d'erreurs qui entraînent une analyse politique qui nous parait contraire à la réalité, et qui lance une logique viciée. Appliquées à la situation actuelle, ces erreurs peuvent s'avérer dangereuses pour l'intérêt du prolétariat de France et mener à des alliances plus que douteuses.

 

Pour vous, le fascisme est issu d'un groupe structuré, la Synarchie. Il semblerait que votre opinion est que la « Synarchie » existe de tout temps et aie toujours la volonté d'imposer le fascisme. Pour vous, la République semble être un régime qui est imposé par le prolétariat à la bourgeoisie, une forme de partage contraint et forcé du pouvoir. Certes, les luttes populaires permettent d'imposer à la bourgeoisie certains compromis, qu'elle ne peut concéder que grâce à l'existence du surprofit impérialiste. Ce sont justement ces compromis qui lui permettent d'assurer son monopole de classe absolu sur le pouvoir. Ces compromis on pour fonction d'acheter la classe ouvrière, et en ce sens la « république » est utile à la bourgeoisie.

 

Nous estimons que la « synarchie » était dans l'entre-deux-guerres une sorte de lieu commun, une expression générique renvoyant à une nébuleuse structurée autour du Comité des Forges. Nous ne souscrivons pas aux thèses d'Olivier Dard qui dédouanent le patronat français de sa responsabilité historique dans le le basculement dans le fascisme de la France, faisant du fascisme une question hors lutte des classes. Néanmoins, baser son analyse sur la Synarchie peut avoir le même résultat.

 

Pour nous la « synarchie » ne fut pas une organisation au sens pyramidal du terme. La « synarchie » n'était qu'un euphémisme pour qualifier ce que Dimitrov appelait « la fraction la plus réactionnaire, la plus chauvine et la plus impérialiste du capital financier », dans laquelle en France, le Comité des Forges jouait un rôle moteur.

 

Cette précision nous semble très importante pour nous différencier des conspirationnistes actuels, pour qui le pouvoir réel est une structure secrète monolithique et pyramidale. Pour nous, le pouvoir de la bourgeoisie est basé sur les rapports capitalistes. Les bourgeois étant en concurrence, les centres de pouvoirs sont basés autour de réseaux mouvants, d'alliances ponctuelles, sans cesse remis en cause par l'intérêt des capitalistes qui est de réaliser plus de profits. La bourgeoisie est une classe, et non pas une franc-maçonnerie dominatrice. Si, vraiment, le pouvoir bourgeois constitue un complot structuré, pérenne, centralisé, exempt de contradictions interne, alors la différence avec la conception des Thierry Messan, Alain Soral, et de beaucoup d'autres qui sous des appellations telles que « illuminati » ou autres, ne font que ressusciter sous une forme à peine voilée le mythe du « complot judéo-maçonnique », devient, pour le moins ténue. Il convient d'être extrêmement clair sur ce point.

 

Pour nous, la bourgeoisie n'a pas toujours la volonté et l'intérêt de remettre en cause la « république », la « démocratie » et la « nation ». Au contraire, elle s'appuie la plupart du temps sur ces trois éléments pour gagner à elle une partie des masses populaires et dissimuler sa propre dictature de classe. La bourgeoisie mise historiquement sur le fascisme lorsqu'elle veut écraser une révolution populaire ou une menace de révolution populaire, et essentiellement écraser le mouvement ouvrier. Elle peut également être amenée à le faire pour enrégimenter la population et préparer une guerre de masse.

Vous confondez semble-t-il « République », « Démocratie » et « Nation » comme des équivalents, de telle sorte que la bourgeoisie tendrait toujours à trahir l'intérêt national au bénéfice d'impérialismes étrangers.  Il est vrai que la bourgeoisie française, suivant l'exemple de l'aristocratie en 1792 face aux monarchies européennes coalisées, s'est « couchée » à plusieurs reprises (notamment en 1871 et 1940) devant un impérialisme étranger, dans le but de mater la contestation intérieure.

Ce fait s'explique par la nécessité pour le capital financier d'assurer sa propre survie face un danger révolutionnaire. Pour la bourgeoisie française, les aspirations ouvrières et populaires sont l'ennemi principal, les autres impérialismes sont un ennemi secondaire. De 1945 à 1958, la bourgeoisie française s'est également complu dans une soumission à l'impérialisme américain, et ce pour les mêmes raisons. N'oublions pas, toutefois, que la bourgeoisie française n'a jamais fait de compromis sur ce qui constitue pour elle l'essentiel : son caractère monopoliste et impérialiste.

 

La préservation de l'Empire colonial, et par extension de sa force de projection, la flotte de guerre, fut l'enjeu essentiel des négociation Pétain-Hitler en 1940, de même dans les tractations franco-américaines sous la IV ème République. Dans ces deux derniers cas, le statut de la France comme un impérialisme autonome n'a pas été mis en cause. A ce propos le PCF de cette époque avait commis selon nous une erreur d'appréciation, erreur qui n'avait pas été complètement dissipée à la conférence de Varsovie en 1947. Il est normal que le mouvement communiste ait parfois commis des erreurs, ce qui n'enlève rien à sa position d'Avant-Garde de la classe ouvrière et du peuple. Mais ces erreurs doivent un jour être évaluées pour aller de l'avant.

 

Si nous vivons dans un pays impérialiste, alors, selon la phrase de Liebknecht :« l'ennemi est dans notre propre pays ». Nous estimons que la France est un pays impérialiste et non point un pays dominé. La France n'est pas dominée par les USA. Elle n'est pas dominée par l'Allemagne. Encore moins par l'Union Européenne, qui n'est qu'un cartel permettant le partage des pays les plus faibles du continent au profit des puissances impérialistes, partage sur lequel la France, comme l'Allemagne, a fait son beurre. Nous ne plaçons pas le combat pour « l'indépendance de la France » au premier plan. Ne pas mettre en avant la lutte contre l'impérialisme français et son régime pseudo-démocratique (dont le contenu exact, avant l'époque impérialiste, fut mis en lumière par Marx, dans « La Guerre Civile en France »), risque de nous confiner au réformisme, au social-chauvinisme et entraîne des alliances douteuses au service de l'ennemi.

 

Considérer que la France est dominée par des puissances impérialistes étrangères, c'est risquer de penser qu'il est possible de s'allier aujourd'hui avec tous ceux qui brandissent le drapeaux français, qui sont au mieux largement teintés de social-chauvinisme Bleu - Blanc - Rouge (comme le Parti de Gauche), ou, pire, des nationalistes réactionnaires.

 

Nous estimons pour notre part que la période actuelle nous impose comme tâche première, plutôt que l'indépendance de la France, l'indépendance de la classe ouvrière à l'égard de la bourgeoisie, qui doit reconstruire sa force, reconstruire son parti, rompre avec les institutions bourgeoises fussent-elles « démocratiques », « nationales », ou « républicaines ». En un mot, nous sommes dans une période dite « classe contre classe ».

 

Indépendamment de divergences théoriques et de différences d'appréciation que nous pouvons avoir, nous n'avons aucune volonté, nous ne trouvons aucun intérêt à vous voir cataloguée comme liée à des forces réactionnaires. Bien au contraire, nous voudrions pouvoir nous référer à vos livres pour appuyer la lutte que nous menons contre la bourgeoisie, le fascisme, l'anticommunisme et la réaction. D'où l’intérêt de cette lettre ouverte.

Il est aujourd'hui absolument crucial que vous montriez que vos prises de positions, que nous les partagions ou pas, n'impliquent pas, pour vous, une unité d'action avec des éléments réactionnaires et dangereux, et qu'au contraire vous récusiez avec force ce type de rapprochements.

Vous avez participé en 2005 à une conférence Axis For Peace (une émanation du Réseau Voltaire de Thierry Meyssan) en présence, entre autres de Jacques Cheminade, Helga Zepp-Larouche (épouse de Lyndon Larouche), Jean Bricmont, et Dieudonné. Vous vous étiez peut être rendue à cette conférence sans vraiment savoir où vous mettiez les pieds.,Cette conférence marquait le début de la fin pour le mouvement anti-guerre, qui, bien loin des exigences de l'internationalisme prolétarien, se vautre dans la boue de l'antisémitisme et du conspirationnisme.

Mais Errare humanum est sed persevare est diabolicum.

En 2006, vous avez de nouveau tenu une conférence avec les larouchistes de Solidarité et Progrès. Les soutiens que vous avez reçue, par exemple, d'Alain Soral de d'Asselinau nécessitent de votre part un clair rejet. Il y a des soutiens dont l'on ne veut pas, des forces avec lesquelles la moindre surface de contact est impossible pour une historienne se définissant comme communiste.

 

Nous pensons que vous pourriez avoir commis une erreur d'analyse du fait d'une information insuffisante sur la nature de ces individus.

 

Considérez vous tous ces personnages comme des alliés dans votre lutte contre la "Synarchie"?

 

Votre analyse est-elle toujours fondée sur la lutte des classes? Ou au contraire estimez vous que la lutte contre une organisation secrete contrôlant le monde dans l'ombre prend le pas sur toute autre considération?

 

Votre travail d'historienne - qui plus est, de l'entre-deux-guerres ! - fait de vous une des personnes les mieux placées pour savoir jusqu'où le deuxième choix peut vous conduire.

 

Notre référence commune à Staline fait que nous savons très bien jusqu'à quelles abîmes de trahison peuvent conduire la faiblesse idéologique et politique, l'éclectisme, le manque de vigilance révolutionnaire.

 

L'histoire tant soviétique que française en est la démonstration parfaite.

 

C'est précisément pour cette raison, au nom de votre responsabilité de personnage public, que vous vous devez de donner l'exemple et de faire toute la lumière dans cette confusion.

 

Vous n'avez encore jamais eu l'occasion de dissiper ce qui n'est peut être qu'une somme de malentendus, nous vous donnons l'occasion de le faire aujourd'hui. Aujourd'hui, votre nom est synonyme d'ambiance malsaine et ce sera le cas tant que vous ne vous serez pas exprimée. Vous devez comprendre que certain-e-s militant-e-s et organisations considèrent que votre silence quant à ces accusations signifie que vous n'avez rien à leur répondre et que donc votre position est tranchée. Dans ce cas, il est logique de leur part qu'ils exigent l'annulation de vos conférences. Ce qui s'est passé à Lille a eu le mérite de crever l'accès et nous a donné le courage politique de vous questionner par rapport à nos interrogations.

 

Nous vous enjoignons de nous fournir une réponse, ainsi qu'à l'ensemble des militant-e-s antifascistes - dont nous ne doutons pas une seconde de la bonne foi.

 

Salutations de lutte,

 

L'OC-Futur Rouge

Rédigé par OC Futur Rouge

Publié dans #Antifascisme, #Théorie, #Annie Lacroix-Riz, #Lille

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T
Une petite vidéo sur une lecture critique du Choix de la Défaite, d'Annie Lacroix-Riz :<br /> <br /> http://www.dailymotion.com/video/x446k6h_annie-lacroix-riz-historienne-ou-militante-politique_school
T
Une petite vidéo critique sur Le Choix de de la défaite, d'Annie Lacroix-Riz :<br /> <br /> http://www.dailymotion.com/video/x446k6h_annie-lacroix-riz-historienne-ou-militante-politique_school
A
Vous reprochez à ALR de faire appel au complot pour expliquer la collusion capitaliste avec le futur occupant de 40. Je suis d'accord. Les choses sont bien plus compliquées que ne le dit ALR. Vous attribuez à la bourgeoisie moins une attirance pour le fascisme qu'une défiance contre l'esprit de gauche soufflant avant 40. Je suis d'accord mais je rajoute et porté par le Front populaire de 1936 qui financièrement ne fut pas une réussite. Voulez vous dire qu'en réaction aux idées portées par le Front populaire, la bourgeoisie s'est jetée dans les bras supposés protecteurs d'Hitler. Il me semble qu'il y a là une interaction dans l'histoire entre les promoteurs et les contradicteurs au marxisme-léninisme. La révolution de 17 et la prise de pouvoir en &quot;douceur&quot; de Staline en a peut- être effrayé quelques uns à droite et à juste titre. De nos jours nombreux sont les communistes à avoir tiré un trait sur cette époque et à voir, comme à droite, un tyran sanguinaire en Staline. Il faudrait à mon sens plutôt voir les causalités historiques sous l'angle d'actions et d'interactions. Pour moi le principal est d'interroger la pertinence pour notre monde de penser une histoire nécessairement construite sur la violence et des rapports de force, de lutte. Cette vision de groupe en opposition était-elle celle de Marx ou celle de personnes qui ont interprété Marx dans le sens qui leur était favorable, celui d'une prise de pouvoir par la force, c'est à dire à la dictature. La leçon de l'histoire face à Marx est que le commerce a plus fait pour libérer les peuples que les révolutions. Rien de bon ne sort de la violence, jamais.
H
Pour ceux que le sujet intéresse, un extrait essentiel du bouquin publié chez Feltrinelli est accessible en ligne. C’est le rapport exposé par Andreï Jdanov à Szklarska Poreba, en Septembre 1047. Il semble que si la situation internationale a bien changé depuis, le principe même de la domination impérialiste US reste sensiblement d’actu…<br /> <br /> Lien d’accès :<br /> <br /> http://tribunemlreypa.wordpress.com/la-doctrine-jdanov-du-front-anti-imperialiste/<br /> <br /> Les éléments originaux de la critique du PCF et du PCI se trouvent essentiellement au chapitre 4 :<br /> <br /> IV. les taches des partis communistes pour le rassemblement de tous les éléments démocratiques, antifascistes et amis de la paix, dans la lutte contre les nouveaux plans de guerre et d’agression.
H
La ligne néo-thorézienne du PRCF est conçue apparemment pour ratisser très large du côté de la petite bourgeoisie, et faute de suffisamment de gaullistes compatissants, espèce en voie de disparition, elle est parfois tentée de « tâter le terrain » plus à droite… Le PCMLF a tenté la même &quot;stratégie&quot; au milieu des années 70, pour appliquer la « théorie des trois mondes », de Mao Zedong, sans plus de succès, heureusement. Cela n’en était pas moins un nouveau recul du mouvement ouvrier.